"Le rocher de Fontainebleau"
et l'histoire d'un duel

     A une quarantaines de kilomètres au sud de Paris et limitrophe de Melun, se trouve la commune Le Mée-sur-Seine (jusqu'en 1938 elle s'appelait Le Mée) où Grigore V Ghika Vodă avait une propriété et où s'est retiré en juin 1856.
     Dans le livre Le Mée-sur-Seine et son histoire (Michel Dauvergne - François Lethève, Paris, 1994), à la page 147 on peut lire::
      "Le 24 août 1857 mourait au Mée, à l'âge de 50 ans, le prince Grégoire Ghyka ; il était 21 heures lorsqu'il se donna la mort à l'aide d'une arme à feu en cette soirée d'été. ...... Il était arrivé au Mée l'année précédente avec sa troisième femme et les deux enfants qu'il avait eus d'elle: Grégoire et Ferdinand....Si les Ghyka demeurèrent peu de temps au Mée, puisque la princesse revendit la propriété ....., ils y restèrent toutefois suffisamment attachés pour continuer à y enterrer les leurs jusqu'à une époque récente.....(13 tombes Ghika - voir Cimetière du Mée-sur-Seine sur notre Site)
     ....Dans le cimetière du Mée, face à l'imposante sépulture de la famille, se trouve un tombeau plein de charme et très émouvant. Sous un rocher de grès de la forêt de Fontainebleau, ombragé d'ifs et entouré de bornes, elles-mêmes en grès reliées entre elles par des chaînes métalliques, repose Nicolas Jean Ghika, né à Jasy en décembre 1849 et tué en duel au lieu-dit «La belle Croix» le 26 novembre 1873. C'est sur ce rocher que l'infortuné, grièvement blessé au dos, se serait appuyé avant d'être transporté à l'Hôtel de France et d'Angleterre où il décéda le lendemain après vingt heures de cruelles souffrances.…"
         
     Dans une lettre de Leon Ghika-Brigadier adressée à Radu Ghika-Budeşti le 13 juillet 2001 (en roumain), on peut lire:
     "...Le tombeau de Grigore Ghika - le dernier souverain - et de toute la Famille est, comme vous le savez, au Mée à côté de Melun. Ils y sont aussi enterrés - séparément sous un rocher - Alexandre Ghika - mon grand-père et Sandu-Jean Ghika - le grand-père d'Elisabeth (il y a quelques années les restes de Hazel ont été amenés et enterrés ici) mais aussi Nicolas Ghika - frère cadet de Brigadieri - qui a en fait inauguré ce tombeau - et qui est mort dans le duel avec Constantin Soutzo à Fontainebleau. ... Le duel eut lieu à Fontainebleau, dans les bois; Nicolas Ghika a été tué sur place et est tombé sur un rocher qu'il l'a complètement taché de sang.
          
      Dans sa lettre, Léon Ghika a une erreur: "le grand-père d'Elisabeth" (Elisabeth Weiller) n'est pas "Sandu-Jean" mais Ioan, fils de Alexandru, donc Ioan Alexamdru Ghika
      La face du rocher avec l'inscription pour Jean Alexandre Ghika était la plus effacée en 1991. L'inscription gravée sur le rocher est:
PRINCE
JEAN ALEXANDRE GHIKA
NE A MIROSLAVA (ROUMANIE) EN 1875
MORT A PARIS EN 1922
PRIEZ POUR LUI

     Il est aussi le père de notre "Alexandra ... de Californie", la mère de Elisabeth.
     Je ne sais pas sur l'initiative de quel membre de la famille le rocher a été amené au Mée et placé au-dessus d'une tombe dans laquelle ces derniers ont été enterrés un à un. Un sapin a été planté à côté - qui, à mesure qu'il poussait, recouvrait complètement l'inscription - et les taches de sang qui avaient pénétré la pierre poreuse et sont même maintenant encore visibles.
     La dernière fois que j'y suis allé, j'ai demandé au garde de lui couper les branches - du seul côté couvert. C'est ainsi que j'ai découvert l'inscription avec le nom, la date de naissance et de décès, plus claires que les autres inscriptions, faites cependant plus tard
..."
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     Mais qui est Nicolas Jean Ghika dont le nom est lié au Rocher de Fontainebleau ? Et comment on est arrivé au duel ?
     Dans la fratrie des trois frères-diplomates de la Branche Ghika-Brigadier présentés dans le document sur "Alexandra ... de Californie", il y a un quatrième frère, Nicolae, né à Jassy le 18 décembre 1849. On ne sait pas si Nicoale aurait choisi la carrière de diplomate comme ses trois frères, puisqu'il est mort à l'âge de 24 ans dans un duel avec Constantin Soutzo.
     Constantin Soutzo, officier, était né à Athènes en 1841. Après ses études à Paris, il se spécialisa à l'Ecole Militaire d'Appplication à Metz et, bien que grec, il fut officier dans cette ville au 2ème Régiment du Génie et à son retour en Grèce, Professeur à l'école militaire d'Athènes.
     Constantin Soutzo se maria en 1869 avec Nathalie Mavrogheni, la fille du ministre roumain à Athènes. Etabli à Bucarest jusqu'en 1872 quand il fut rappelé à Athènes, sa femme refusant de le suivre. En novembre 1872, Constantin Soutzo s'est rendu à Jassy, où se trouvait sa femme, et il a ravi son enfant de deux ans. Il fut arrêté à la frontière de Sculeni, accusé de rapt et reconduit à Jassy, où l'enfant fut rendu à sa mère. Depuis cet épisode, Constantin Soutzo a nourri une haine tenace contre le jeune prince Nicolas Jean Ghika (dont le frère Alexandre était marié avec Maria Mavrogheni, la soeur de son épouse), estimant qu'il avait été fortement à l'origine de son arrestation à la frontière.
     En 1873, Constantin Soutzo s'est rendu à Paris où se trouvait sa femme en compagnie de sa sœur et de Nicolas Jean Ghika. Le prince Nicolas s'est entretenu avec Monsieur Mavromichalis, cousin de Constantin Soutzo, et il lui a recommandé de cesser ses relations avec celui-ci du fait de l'attitude déplacée qu'il avait eue à l'égard de son enfant et de son manque d'honneur dans ses relations avec lui. Soutzo eut vent de cette discussion et se courrouça fortement.
     Le 23 novembre 1873, Soutzo rencontra le prince Ghika dans la rue et le gifla. Ils décidèrent alors de se livrer en duel avec un pistolet, duel qui fut programmé deux jours plus tard, le 25 novembre 1873, en forêt de Fontainebleau au lieu-dit «La belle Croix». (aujourd'hui l'endroit est une réserve biologique sous l'orthographe Bellecroix). Les coups de feu furent tirés simultanément : la balle de Ghika se perdit dans les arbres, alors que celle de Soutzo atteignit l'abdomen de son adversaire. Celui-ci s'appuya sur ce rocher avant d'être transporté à l'Hôtel de France et d'Angleterre de Fontainebleau, pour y mourir le lendemain.
     Le duel étant interdit en France, Constantin Soutzo et les témoins des deux parties furent traduits en justice pour „homicide volontaire avec préméditation“. Les témoins étaient:
     - pour Constantin Soutzo: Basile Nicolaïdy (ami) et Georges Mavromichalis (cousin)
     - pour Nicolas Ghika: Grigore Ghika (cousin, fils de Grigore V Ghika Vodă) et Edmond Cortazzi (cousin de l'épouse Mavrogheni du frère de Nicolas).
     Selon Alexandre Negresco-Soutzo (Livre d'or de la Famille Soutzo, Paris, 2005, p. 353), après le duel, Constantin, pour éviter l'emprisonnement préventif, gagna le Luxembourg, d'où il adressa le 1er décembre 1873 une lettre au Procureur Général de Paris, publiée dans les journaux parisiens :
     « Monsieur le Procureur,
     Suite au duel de Fontainebleau du 26 novembre dernier avec M. Nicolas Ghika, dont je suis le premier à déplorer le tragique dénouement, j'ai été obligé de m'éloigner momentanément pour ne pas être la cause de plus fortes émotions, à cause de mon arrestation, provoquées à ma mère, qui est malade.
     Mais, Monsieur le Procureur, ayant passé une grande partie de ma vie en France, où j'ai eu l'honneur de gagner mes épaulettes à l'Ecole Militaire de Metz et de servir, bien qu'officier hellène, pendant deux ans au Deuxième Régiment du Génie de Metz, j'ose dire que je suis assez Français pour connaître mon devoir envers la République. Par la présente, Monsieur le Procureur, je déclare souhaiter me présenter devant la Justice, pour répondre de mes actes.
     Veuillez agréer, Monsieur le Procureur, l'assurance de mon infini respect.
          Constantin Soutzo, professeur de fortifications à l'Ecole militaire de Pirée
»
     Quelques jours après, Constantin retourna à Paris pour attendre le procès et préparer sa défense. Se fiant à sa parole d'honneur, la Police ne l'arrêta pas avant le verdict du procès.
..................................... 
     Dans sa lettre mentionnée plus haut, Leon Ghika dit : "Je t'envoie cette photocopie de la Décision de la Cour de Cassation de Melun du 1874 - que m'a donnée une connaissance de Melun et qu'il l'a trouvée aux archives ...."
(La lettre et la photocopie de la Décision sont en possession de M. Şerban Ghidionescu, neveu de soeur de Radu Ghika).
     A l'origine, le document contient uniquement la colonne principale qui est le compte-rendu de la séance de la Cour d'Appel du 7 février 1874. Dans ce premier jugement, le chef d'accusation est commuté de "homicide volontaire avec préméditation" (avec peine de réclusion à vie) en "coups ... ou blessures faites volontairement mais sans intention de donner la mort" et les inculpés sont condamnés à des peines de prison comme mentionné dans la dernière des cinq pages:
      
  

      Constantin Soutzo à la peine de quatre années d'emprisonnement
      Basile Nicolaïdy à la peine de trois années d'emprisonnement
      Georges Mavromichalis à la même peine de trois années d'emprisonnement
      Edmond Cortazzi à la peine de deux années d'emprisonnement
      & Grégoire Ghika à la peine de deux années d'emprisonnement
     La colonne de gauche des deux premières pages a été complétée ultérieurement avec la suite de ce jugement (auquel les inculpés ont fait appel) et on peut lire :
     1. Renvoi en cassation des 5 condamnés - 9 février 1874
     2. Renvoi rejeté à l'égard des 5 condamnés par l'arrêt du 9 mars 1874
     3. Par décision du 31 mars 1874, M. le Président de la République a réduit à six mois pour Nicolaïdy et Mavromichalis la peine de trois ans de prison prononcée contre eux par l'arrêt ci-contre. Pour mention, à Melun le 5 avril 1874
     4. Par décision du 31 mars 1874, M. le Président de la République a réduit à trois mois pour Ghika et Cortazzi la peine de deux ans de prison prononcée par l'arrêt ci-contre. Pour mention, à Melun le 5 avril 1874
     On remarque qu'il n'y a pas eu de grâce pour C. Soutzo, et que les témoins de C. Soutzo ont reçu finalement six mois et ceux de N. Ghika trois mois de prison.

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Florian BUDU - co-auteur du Site       
avril 2021       
 
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